Qui parcourra ces pages n'aura que peu de chances d'échapper à la mélancolie qu'elles portent en elles. C'est que nos grands magasins bruxellois se sont singulièrement métamorphosés d'une fin de siècle à l'autre. C'est aussi que nombre d'entre eux se sont immolés eux-mêmes sur l'autel de l'Impossible. C'est encore que ceux qui ont survécu se sont à ce point interpénétrés qu'ils ont renoncé à toute ambition de spécificité. Seule leur enseigne extérieure leur tient encore lieu de mince différence.

Car voici venus les temps de la "consultance" dont les sentences déclenchent, aussitôt prononcées, tous les mécanismes de la restructuration et de la synergie. Là où passe le grand laminoir de l'efficacité, le look se fonctionnalise implacablement. A grands coups de gomme, les signes particuliers sont effacés jusqu 'à conformité parfaite avec le portrait-robot de la grande surface rentable. Il paraît que la survie est à ce prix. Il paraît aussi que la pratique, prise de l'envie ou de l'obligation de changer de "point de vente", aime à retrouver les mêmes alignements de mêmes produits. Le bonheur des dames ne serait donc plus ce qu'il a été.

Il paraît encore qu'il faut vivre avec son temps, donc, s'accommoder du tapage des couleurs, des lumières, des décibels. Autant de lésions pour la rétine, le tympan, le coeur.

A nous l'ivresse des "Formule I", des grandes précipitations en avant vers on ne sait trop quoi! Peut-être l'oubli de soi-même. Prise dans le tintamarre de la réclame agressive, fa ménagère de demain - aujourd'hui n'existe pas, c'est notoire - parcourt sur le mode enfiévré les vastes allées de maxi-surfaces toujours à la parade. La "poussette" à bout de bras, elle cueille au passage les mille et un produits de première nécessité dont elle ignorait qu'elle eût besoin en arrivant. Elle ne quitte son pays des merveilles que lorsque son panier à roulettes s'effondre sous le poids de ta récolte. Dommage qu'au paradis de la libre-vendange succède l'enfer de la longue attente au portillon-caisse. Mais quand donc supprimera-1-on cet intolérable moment du règlement de comptes? Acheter sans avoir à payer. Le crédit intégral, en quelque sorte. Quelle enivrante perspective!

Etrange phénomène en vérité: dans le même temps que la Science réduit les distances qui nous séparent du Futur, l'attrait des choses du Passé se dilate. A quel vertige se laisser aller: à celui de l'Inconnu et de ses promesses nécessairement mal définies ou à celui du "souviens-toi" tout chargé de senteurs familières? Dans quelle direction trouver à se rassurer?

A chacun sa vérité. Tel se sent à l'aise qui loge au I7ème étage d'un immeuble-tour aseptisé et mourrait d'effroi à la campagne, là où les abeilles trouvent encore à bourdonner. Tel se réjouit d'avoir à choisir entre 200 fromages et succomberait d'ennui face à une douzaine seulement. Tel rêve d'ascenseur en acajou et de groom en livrée, tel autre d'asphalte balisé.

Celui-ci vit en paix avec sa mémoire. Celui-là cherche sans cesse à la meubler, à la rafraîchir. Ce livre l'y aidera quelque peu, ressuscitant en lui ce qu'il croyait décédé et n'était qu'en sommeil.

Mais les jeunes? Ceux dont le souvenir n'a pas encore "commencé" et pour qui hier, jadis, autrefois n'ont pas encore fleuri au jardin des délices? Qu'ils continuent à se pencher sur leur avenir, se persuadant qu'un jour viendra où lui aussi aura franchi le mur du Temps pour se retrouver sur l'autre versant de l'Eternité. Puissent-ils le faire assez beau afin qu'il demeure précieux.